Un jour en me baladant à Louvain-la-Neuve, je rencontre T. Ressortissant tunisien, il me demande une information : il vient d’arriver en Belgique. S’en suit une discussion sur nos vies, la sienne, la mienne. “De toute façon, je n’existe pas, je n’existe plus aux yeux des personnes.” Il m’explique alors son parcours, les craintes, les difficultés qui découlent de son absence de papiers. Je comprends alors qu’un sans papier n’est plus une personne, plus vraiment. Le sans-papier est un humain qui a, souvent, tout perdu ou tout sacrifier dans l’espoir d’une vie meilleure mais c’est surtout quelqu’un à qui on retire quelque chose d’essentiel, une partie de son identité.
Une absence totale de statut.
Pour clarifier mon propos il convient, dans un premier temps, de préciser ce qu’est un sans-papier. Il s’agit d’une personne qui n’a pas, ou plus, de titre de séjour lui permettant de résider en Belgique. Le fait d’être sans-papier constitue, en tant que tel, un délit au vu du droit belge. L’article 75 de loi sur les étrangers de 1980(1), on parle de séjour illégal. Ces termes sont inacceptables dans un état respectant les droits fondamentaux, une personne ne peut être considérée comme illégale en soi.
Ce vocabulaire renvoie à un imaginaire criminel et pousse à l’amalgame. Cette criminalisation systématique et insidieux soulève des questions. Est-il acceptable de nier l’existence juridique et administrative de quelqu’un ? De traiter cette personne comme un criminel alors que son seul tort est de ne pas pouvoir accéder à un statut, celui de réfugié ?
Le terme de sans-papier est presque un oxymore (2). C’est une étiquette qu’on colle à quelqu’un, qui va définir sa place dans la société. On vous retire vos droits jusqu’au plus élémentaire, celui d’avoir des droits. En outre, les sans-papiers sont tous qualifiés de la même façon alors qu’ils représentent une mosaïque d’histoires et de parcours distincts les uns des autres, les unes des uns. Quand on est tous pareils, la richesse de leur différence n’existe plus. On estime qu’il y a en Belgique, aujourd’hui, entre 100 000 et 150 000 (3) humains inexistants d’un point de vue juridique. On tourne autour d’1% de citoyens fantômes. Alors est-il réellement légitime de refuser des droits à certains dans l’optique d’un meilleur contrôle sur les agissements d’autres personnes ? J’espère que non. En fait non, je prie même pour que ce ne soit pas le cas. Dans le cas inverse, notre justice n’aurait vraiment pas de sens… Ne pas reconnaître le droit de tous à exister représente une injustice absolue.
Une volonté politique.
Commençons par quelques chiffres. Il convient de rappeler que 84% des réfugiés sont accueillis dans des pays en voie de développement ce qui constitue en soi une injustice? Selon les chiffres d’Amnesty International, le top 10 des pays accueillant le plus de réfugiés est la Turquie, la Jordanie, le Liban, le Pakistan, l’Ouganda, l’Ethiopie, le Soudan, la République Démocratique du Congo et l’Allemagne. On peut constater assez facilement, par ce classement, que l’UE est loin d’être envahie. De ce fait, il conviendrait davantage de parler de crise de l’accueil que de crise migratoire en Europe.
Dans le discours politique actuel, l’argumentaire sur la question migratoire s’axe surtout une logique conséquentialiste : “Que se passera-t-il si on accueille plus ? On ne peut pas accueillir toute la misère du monde quand même,…” Régulariser les sans-papiers et mettre en place des procédures simplifiées et comportant moins de risque serait compliqué et risqué.
Le risque serait de créer un “appel d’air”, un genre de signal d’encouragement pour “les autres”. Malgré de nombreuses études sérieuses à ce sujet (4), cet argument est tenace dans l’imaginaire collectif. On veut bien d’une immigration choisie mais surtout pas d’une d’une immigration subie. Mais qu’en est-il de ceux qui fuient ? Ont-ils choisi de migrer ou subissent-ils des contraintes qui les poussent à fuir leur pays ? Il est temps de se poser la question. Au moins pour respecter les droits fondamentaux de ceux qui en ont le moins.
Dans Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt (5) analysait notamment le concept du droit d’avoir des droits. Elle analysait dans le contexte de la seconde guerre mondiale. Les constats d’enseignements qu’on peut tirer de ce livre peuvent étrangement s’appliquer aux sans-papiers. Le sans-papier, c’est presque Jean-Baptiste Clamence (6) dans La Chute coupable de tout jusqu’à sa propre existence. Être sans-papier, c’est être coupable de fuir. Si on écoute le discours politique actuel et qu’on relève tous les problèmes et complications inhérentes à la procédure de régularisation, on peut se demander si une volonté politique existe. Les procédures de régularisation peuvent durer des années entières comment ne pas y voir une volonté de décourager ?
Être sans papier, c’est être sans dignité, sans avenir, sans présent. Être sans-papier c’est avant tout être sans. Combien de fantômes ? 100 000 ou 150 000 ? C’est beaucoup et un seul, c’est déjà de trop. Je refuse de me laisser hanter par une politique migratoire inhumaine et j’espère ne pas être le seul.
(1) “Art. 75. Sous réserve de l’article 79, l’étranger qui entre ou séjourne illégalement dans le Royaume est puni d’un emprisonnement de huit jours à trois mois et d’une amende de vingt-six francs à deux cents francs ou d’une de ces peines seulement. Est puni des mêmes peines l’étranger à qui il a été enjoint de quitter des lieux déterminés, d’en demeurer éloigné ou de résider en un lieu déterminé et qui se soustrait à cette obligation sans motif valable. En cas de récidive dans le délai de trois ans d’une des infractions prévues aux alinéas 1 et 2, ces peines sont portées à un emprisonnement d’un mois à un an et à une amende de cent francs à mille francs ou à une de ces peines seulement.”
(2) Un oxymore est une figure de style… D’autres exemples : une guerre tranquille, la jeune vieillesse, jouons sérieusement,…
(3) Voir cet article de l’organisation caritative catholique Caritas International pour en savoir plus.
(4) Avant de devenir président du parti Défi, François De Smet était le directeur de Myria, Centre Fédéral Migration. Il s’exprime sur le trou d’air dans un article publié sur le site de l’organisation.
(5) Hannah Arendt est née Allemande en 1906 et morte Américaine en 1975. Juive, elle fuit le nazisme en 1933. Après avoir habité en France et au Portugal, elle rejoint les États-Unis en 1941. En 1951, elle donne des conférences dans différentes universités. Philosophe, elle travaille sur les réalités de son époque. En 1951 toujours, elle publie Les Origines du totalitarisme. Dans cet ouvrage, elle place un même niveau le stalinisme et le nazisme et fonde le concept de totalitarisme. Selon elle, un système totalitaire, c’est une dynamique pour anéantir réalité et structures sociales. Pour elle, c’est un mouvement « international dans son organisation, universel dans sa visée idéologique, planétaire dans ses aspirations politiques ». Pour en savoir plus sur cet extraordinaire personne, découvrez la sélection de France Culture. Pour lire quelques passages de ce livre, cliquez sur ce lien.
(6) Jean-Baptiste Clamence est le personnage principal du livre, La Chute publié par Albert Camus (1913-1960, Français, Prix Nobel de littérature). Dans La Chute, Jean-Baptiste Clamence, ancien avocat parisien parle de sa vie et de ses bouleversements. Pendant quelques années, il a été un brillant et grand séducteur et il s’aime beaucoup… Tout allait bien jusqu’au moment où il n’apporte aucune aide à une jeune femme sur le point de se noyer. C’est le début de la chute. Il se rend tout doucement compte de ses erreurs passées, il se rend compte qu’il a été une belle ordure et il est dégoûté de lui-même. Voici une version du livre pour smartphone ou tablette.