J’ai vu un bébé mort aujourd’hui. Quand une amie me voit plus tard et me demande comment je vais, je lui dirai : « Bien » et je lui sourirai. J’ai vu un bébé mort aujourd’hui, j’ai vu un bébé mort aujourd’hui, j’ai vu un bébé mort aujourd’hui.
Les mots grattent l’arrière de mes dents et pincent la chair derrière mes yeux, gravés sur ma langue et dans mon esprit.
« J’ai vu un bébé mort aujourd’hui ». Je devrai le dire à voix haute, de crainte que si je ne le fais pas, il soit enterré à l’intérieur de moi pour toujours.
« Quoi ? », demandera-t-elle.
« Un bébé », je dirai. Mort. Je l’ai vu pendant que je faisais pipi.
Il était tout, tout petit, et pas seulement parce qu’il était un bébé, mais parce qu’il était sur mon tout petit écran.
Il avait de tous petits doigts et de tous petits orteils, mais pas d’yeux, pas de nez.
Pas de visage du tout en réalité.
Et pas juste parce qu’il était un bébé sur mon écran, un bébé que je ne connaissais pas, juste un autre bébé sans visage, mais parce que, là où auraient dû être sa petite bouche, et son petit nez et ses petits yeux, il n’y avait que du sang.
Il ne ressemblait pas aux bébés auxquels je suis habituée.
Sa peau était couverte de poudre et de poussière, il était trop, trop immobile.
Il ne ressemblait pas aux bébés auxquels je suis habituée parce que sa mère et son père parlaient dans un langage que je ne comprends pas, parce que je ne parle pas l’arabe, mais parce que les pleurs d’un chagrin si profond ne peuvent pas m’être familiers, à moi, la fille qui a vu un bébé mort qui n’était pas le sien sur son écran, pendant qu’elle était assise sur les toilettes.
J’ai vu un bébé mort aujourd’hui. Et je me suis dit, comme c’est ridicule, que moi, franchement, hors de la douche, bien nourrie et en sécurité, sois en train de regarder des parents pleurer leur bébé mutilé, sur nos écrans, depuis ma salle de bain.
Ils méritent mieux. Ils méritent de ne pas pleurer leur bébé du tout, mais surtout pas de le pleurer avec moi, une étrangère qui ne peut pas comprendre leur douleur à travers un écran à des milliers de kilomètres, mais qui ressent une bribe infinitésimale si profondément au cœur de ses os qu’elle ne peut pas détourner le regard, qu’elle ne peut pas supporter de regarder le monde et les visages souriants qui continuent juste à tourner et tourner autour d’elle.
Malgré le fait que s’ils s’arrêtaient et regardaient, même juste un instant, ils pourraient eux aussi voir le bébé mort, voir les parents pleurants, voir les milliers d’autres exactement comme eux et réaliser que le monde existe au-delà de leur ligne de mire.
Et que ce qui arrive à eux nous arrive à nous et ils pourraient réaliser qu’ils doivent stopper tout, et pleurer le bébé, le bébé mort, qui est juste sur l’écran mais qui est si, si réel, et pas hors de portée, si nous nous réunissions et nous levions pour exiger que cela prenne fin.
J’ai vu un bébé mort aujourd’hui, et de l’autre côté du monde, les yeux de quelqu’un d’autre en ont vu cent ou plus au cours de ces deux derniers jours seulement. Ils remplissent des camions de glace avec des bébés morts, et des jeunes pères, et des vielles femmes, pendant que des explosifs pleuvent du ciel et que les rues coulent de rivières de sang. J’ai vu un bébé mort aujourd’hui, et je suis supposée retourner à mon quotidien. Combien de bébés morts faudra-t-il, empilés à Gaza, avant que nous ne puissions enfin ne prêter attention à rien d’autre, supplier, et nous battre pour que cela s’arrête ?
J’ai vu un bébé mort aujourd’hui, et c’était le moins que je puisse faire que de ne pas détourner les yeux.
D’être témoin d’une douleur indescriptible. Je ne connaitrai jamais son nom, mais je le pleurerai tout de même.
J’ai vu un bébé mort de Gaza aujourd’hui.
Si vous le voyez aussi, voudriez-vous battre pour que ça s’arrête ?