Le temps perdu, c’est comme le pain perdu… ce n’est pas perdu. Ça fait 18 ans que je suis sur terre. 18 ans que je vis ma vie de la même façon, enfin presque. Ma vie, on m’a toujours dit de la vivre à fond, de ne pas faire de pause, de croire en mes rêves, d’avancer, de ne jamais être en stand-by, de ne jamais perdre mon temps. En gros, ma vie, je la vis comme on me dit de la vivre; h24 7j/7 au maximum de mes capacités. Sauf que cette vie d’actions, cette vie à 1000 à l’heure, cette vie sans pause a été contrainte de se mettre en pause durant ce confinement. Et cette pause, elle nous offre la possibilité de perdre notre temps ; parce que ce ne serait pas beau, au final, de perdre son temps ?

En écrivant mon texte, assise face aux rayons sporadiques du soleil, j’ai, pendant 5 minutes, 5 longues minutes, perdu mon temps à réfléchir à ce que c’était exactement que de perdre son temps. Bon, j’avoue, je me suis surprise à rire, seule. La situation était burlesque. Perdre son temps à penser à perdre son temps… enfin bref, je me suis rendue compte de cela : si je mets bout à bout tous les moments de ma vie où j’ai perdu mon temps, ça se compte en années. Et sur mes dix-huit petites années de vie, c’est anxiogène de me dire que j’ai perdu autant de temps.

À la place de cela, j’aurais pu construire une deuxième planète pour pallier le réchauffement climatique, inventer un remède contre le coronavirus, trouver la potion magique pour être heureuse ou même mettre au point une stratégie pour que la tartine tombe du bon côté quand elle choit. Enfin, j’aurais pu rendre mon temps utile et rentable. Mais si on se met à penser à tout ça, vous vous imaginez quels êtres humains on deviendrait ? Des machines en quête perpétuelle d’efficience et d’efficacité. Moi, ce n’est pas comme ça que j’ai envie de voir la vie en tout cas.

En réalité, il existe une infinité de manière de perdre son temps. Il existe une infinité de manière de percevoir le temps, de l’apprivoiser, de le dompter, de le gérer. Alors temps perdu, temps gagné ? Ça veut dire quoi ? Et puis cette vision du temps est très binaire. Or, ce dernier s’écoule inexorablement. Nous y sommes plongé-es sans jamais pouvoir nous en abstraire. Donc, puisqu’on ne peut pas le gagner, on ne peut pas le perdre non plus. En fait, ce temps, ce moment quand il est considéré comme perdu par la société ou par son sujet, il est en réalité seulement passé. Qu’il ait été perdu ou gagné, c’est une vision de l’ ”avoir”. Or le temps, jusqu’à preuve du contraire, on ne le possède pas.
Pour l’opinion publique, perdre son temps, c’est surtout s’ennuyer. Parce que lorsqu’on s’ennuie, les minutes s’allongent, deviennent lourdes et pesantes. Or en s’ennuyant, on effectue une tâche qu’il nous est rarement octroyé de réaliser. Celle de penser, librement, à tout ce qui défile dans notre cerveau. De la plus infime futilité à la question la plus existentielle. C’est une dimension qui malheureusement, dans le feu de l’action de nos vies, passe régulièrement à la trappe. Souvenez vous, enfant, laissé seul dehors, vous pouviez passer des heures à contempler les brins d’herbe. Les milliers, les millions de brins d’herbe autour de vous. Alors oui, on aurait pu vous emmener au zoo, au cirque ou à un stage multi-sport à l’Adeps. Oui, de l’extérieur, on aurait pu considérer que vous avez perdu votre temps. Alors qu’en réalité, vous avez formé votre cerveau d’enfant, vos émotions, vos perceptions, votre imagination. Enfin, tout ce qui rime en “tion”.

Puis perdre son temps c’est également faire des choses que l’on n’apprécie pas. Mais là aussi, la perte de temps peut nous être utile car on sait ce qui ne nous correspond pas. Et quel pas dans la vie que de se rendre compte de ce que l’on aime et de ce que l’on aime pas. Tout moment nous est utile, de près ou de loin, il suffit simplement de parvenir à percevoir dans quelles mesures cette perte de temps va nous être favorable. Car, il est certain que les effets ne sont pas systématiquement instantanés. Le temps est dit perdu quand il n’est pas utilisé pour améliorer le futur. Cependant, comment peut-on savoir que l’instant présent est perdu, alors que nous n’en connaissons pas les effets dans le futur. Donc perdre son temps, finalement ça sert toujours. À se construire soi-même, à nourrir son âme. Ou bien si ça ne sert pas, c’est que ça servira à un moment ou à un autre.

Être capable de trouver satisfaction même dans ce que l’on perd, c’est être capable de mener un vie simple. Et… Vie simple, vie heureuse. Le vrai bonheur, il est dans la jouissance du temps perdu, parce que c’est un luxe que d’avoir le temps de perdre son temps. C’est une chance que de pouvoir se perdre des heures dans ses pensées sans culpabiliser de ne pas faire tel ou tel chose, de ne pas entreprendre tel ou tel projet, de ne pas rendre tel ou tel travail. Se laisser vivre, faire preuve de lâcher-prise, il est là le bonheur. Et, bien que la situation que nous vivons ce début d’année 2020 ne soit pas favorable à tous, si elle peut l’être dans une mesure, c’est dans celle-ci : ce confinement nous invite à lâcher prise. Ce confinement nous invite à avoir un autre regard sur ce qu’est la perte de temps.

Finalement, perdre son temps c’est se permettre de perdre la notion du temps. Oublier que le temps passe, oublier cette peur qui anime beaucoup de vivants, cette peur du sablier qui s’écoule. Ne pas être esclave du temps. Ne pas, ne plus en dépendre. Perdre la notion du temps c’est vivre sans compter, finalement. C’est vertueux. Alors dans ce cas, moi je veux bien perdre mon temps. Parce que, quand on perd son temps, on ne le perd jamais vraiment. Alors, prenons le temps, le temps de perdre notre temps, et tant pis pour l’argent.

A écouter aussi en podcast ici

Auteure : Laure, Jupille, 18 ans

Cet article a été produit lors d’un atelier Scan-R à distance.

Et d’autres récits

Claire conscience

Ce qui me révolte, c’est l’injustice et l’hypocrisie. L’honnêteté est la meilleure façon de s’exprimer, de définir sa personne, bonne comme mauvaise. Mentir ou ne pas dire ce qu’on pense est bien...

Je rêve de devenir réalisateur

Mon plus grand rêve, c’est être réalisateur. J’aimerai créer une production qui vivra éternellement, qu’on n'oubliera pas ou qu’on pourra retrouver facilement. Qui pourra servir pour la suite. Être...

Et si demain…

Et si demain je venais à tout perdre, comme je l’ai déjà vécu, je pense que j’aborderais les choses différemment. Avec beaucoup moins de peurs, beaucoup plus de paix et au moins autant de courage....

Futur

Je veux vous parler du futur car quand j’entends l’actualité c’est difficile de l’imaginer, de s’y projeter. J’ai, pendant longtemps, fait partie de cette génération now et, pourtant, sans...

Si j’étais un oiseau

En juillet 2024, Scan-R organise une balade dans les bois avec les demandeur·se·s d’asile du centre d’accueil de Fraipont. Avec l’aide d’un guide nature, nous observons et étudions les oiseaux de la...

Dans le futur

Dans le futur, j’aimerai être accompli financièrement, professionnellement, ne dépendre que de moi-même. J’espère pouvoir, enfin, mettre des mots sur mon genre, pouvoir savoir et comprendre qui je...

Mon monde à moi

Le TDS (ndlr: TDS = Travail Du Sexe) est pour moi mon vrai métier. Celui qui me correspond et qui peut bien plus définir ma personne que tout autre activité/travail que je peux faire. Valeria est...

Don de soi

Pour moi le travail du sexe c’est un don de soi. Ce job demande une partie physique, une partie psychologique ainsi qu’une performance conséquente. La partie physique c’est l’entretien du corps :...

Juste un au revoir

Moi, la petite fille timide qui avait peur de m’exprimer, je crois qu’on peut dire que vous m’avez aidée. Qui aurait pu croire que quelques lettres tapées sur mon clavier allaient permettre de me...

Respecter la section professionnelle

Je vais parler de la section professionnelle à l’école. Je me présente, je suis une fille de 16 ans qui a quitté son pays à l’âge de 14 ans et, quand je suis venue en Belgique, on m’a mis en 5ème...