Se sentir perdu, inutile, insatisfait. Se demander à quoi on sert, pourquoi on est là, pourquoi on existe. Douter. Hésiter. Ne pas oser. Ne pas se connaitre, ne pas savoir quoi faire de sa vie, ne pas connaitre sa place tout en ayant le fort sentiment que sa place, ce n’est pas ici. C’est compliqué…
La naissance de l’enfant-Objet
Regarder les choses comme elles sont ou semblent et ne pas oser s’en aller. Rester là. Figé. Comme si des forces invisibles vous empêchaient de bouger. Puis se rendre compte, un jour, que ces forces ne sortent pas de nulle part. Elles existent réellement dans ce monde et se traduisent dans mon esprit par la responsabilité-coupable que mes parents, non, que ma mère, avait inconsciemment fait peser sur moi, son enfant-objet. À ses yeux, j’étais l’enfant qui allait réaliser tous ses rêves brisés, qui allait réussir là où elle estimait avoir échoué. J’allais faire de grandes études, devenir quelqu’une, quelqu’une d’importante, élégante, sophistiquée et respectée de tou·te·s, faire partie de l’élite, des personnes hautes placées. J’allais réussir.
Ma mère
Mais pour mieux comprendre, permettez-moi de vous présenter, brièvement, son histoire. Ma mère est originaire d’un pays du tiers-monde, une ile située dans les Caraïbes. L’ainée d’une famille de quatre sœurs. À l’âge de six ans, elle cuisinait déjà pour toute la famille, sa mère, son père adoptif et ses trois petites demi-sœurs. À cette époque, l’eau courante n’existait pas encore là-bas. Elle se levait aux aurores, parcourait 14 kilomètres pour aller chercher de l’eau : 7 kilomètres à l’aller, un jeu d’enfant et 7 kilomètres au retour, un parcours de combattante ! Les années passent, les jours se ressemblent, la joie est un sentiment rare. La facilité, ça n’existe pas. Le confort est un luxe inabordable. La solution, c’est l’Europe, un Eldorado (1) des temps modernes. C’était sa destination. Elle allait réussir sa vie, envoyer de l’argent au pays, pour sa mère qu’elle aimait tant, pour ses sœurs. À ce moment-là, elle ne savait pas que c’était la dernière fois qu’elle les voyait.
Ma naissance
Un an plus tard, elle rencontre mon père, donne naissance à mon frère, puis je fais mon entrée dans ce monde. Deux semaines plus tard, sa mère, ma grand-mère, meurt. Ma naissance a inconsciemment été associée à cette mort. Si bien que 19 ans plus tard, lors d’une dispute entre ma mère et moi parce que j’avais loupé un partiel, je crois, ou alors un devoir qui me prenait la tête et que je n’avais pas envie de terminer, je ne sais plus trop mais peu importe… Elle avait fini par me crier ces mots au visage : « Et ça tu me le dois. Pour tout ce que j’ai sacrifié pour toi. Pour ma mère. J’ai sacrifié ma mère pour t’avoir, elle est morte pour que je puisse te mettre au monde, alors tu me le dois. Tu vas réussir, tu vas aller loin et ça, même si je dois t’étrangler pour que tu y arrives. Tu me dois de réussir ta vie pour tout ce que j’ai sacrifié pour toi ».
C’est ce jour-là que j’ai compris que mon malêtre ne venait pas de nulle part. Il ne s’agissait pas de forces invisibles. Je me sentais tout simplement, depuis des années, depuis le début peut-être, coupable d’exister. Responsable d’apaiser les blessures, les regrets et les rêves brisés d’une mère en mal de vivre. De ma mère. Panser des blessures qui ne m’ont jamais fait saigner. Réaliser des rêves qui ne sont jamais apparus dans mon sommeil, accepter des actes manqués. À nouveau, je me sentais coupable : je n’étais pas à la hauteur, j’étais décevante. Pourtant, je me suis construite en Sauveur né. Mais je n’étais pas un bon thérapeute pour ma mère. Je n’arrivais pas à la sauver.
L’(in)existence de l’enfant-Sauveur
Quand vous n’avez jamais vécu par vous-même, pour vous-même ; quand vous avez toujours mené votre vie en fonction des autres, de votre entourage ; quand vos choix, vos prises de décisions ont toujours été guidés par les envies, les désirs et les besoins des autres afin de les assouvir, il est difficile de soudainement vivre pour soi.
Décider, un jour, par une prise conscience fortuite, mais qui – en réalité – s’est construite silencieusement depuis de nombreuses années, de mettre fin à ce schéma malsain, ce n’est pas facile. Quand vous avez grandi, que vous vous êtes construit comme objet, il est difficile de devenir sujet de sa propre vie. Il est difficile de vivre pour soi. De vivre tout court. Car si on prend le temps de regarder un instant en arrière pour y réfléchir, dans ces conditions, il n’a jamais été question de vivre. Il ne s’agissait là que de survie. Des années passées à subir le tictac de l’horloge de la vie en espérant, qu’un jour, les aiguilles qui défilent sur un cadran vide s’arrêtent. Qu’un jour elles cessent de faire retentir ce tictac assourdissant pour laisser place au calme silence du néant.
L’(in)existence de l’enfant-Sauveur
Quand vous vous êtes construite en fonction des autres, quand vous avez toujours vécu à travers eux, il est aussi difficile de se connaitre, de savoir ce que l’on veut, aime, désire, ce à quoi on aspire. Combien de fois ne m’a-t-on pas demandé quel était mon film préféré, mon livre ou auteur préféré, ma musique préférée ? Si j’étais plus sucré ou salé ? Vin ou bière ? Tes œufs tu les aimes comment ? Au plat, brouillés, en omelette ? Et combien de fois ces questions sont restées sans réponses ou alors suivies d’un « Euh… j’sais pas. Peu importe, comme tu préfères toi ». Ainsi habituée à être ce que l’autre veut que l’on soit, à être tout ce dont l’autre a besoin, à combler tous ses manques, assouvir tous ses désirs, il est difficile d’être soi. Difficile d’exister par soi-même. Seule, indépendamment de tout autre. Ce comportement adopté pendant tellement d’années en devient un réflexe compulsif, une mauvaise habitude érosive qui vous ronge de l’intérieur. Un nectar empoisonné dont vous vous délectez pourtant si bien, mais dont vous savez pertinemment qu’il vous tue lentement. Ce poison vous fait vous oublier. Oublier que vous existez que vous êtes quelqu’un, un être humain. Mais rien n’y fait. Vous êtes accro.
Un chevalier Blanc sans son armure.
Être un Sauveur ne veut pas dire que vous êtes en permanence en souffrance. Il y a des jours heureux. De la joie, de l’amour, de l’amitié. Toutes ces bonnes choses de la vie. Elles arrivent bien souvent lorsque la victime, soudain, n’est plus. On compense. À un certain moment, on finit par se dire que ça y est, le malêtre a disparu. Jusqu’à ce que tout à coup, sans crier gare, une nouvelle victime croise notre chemin. Et qu’en bon chevalier blanc on ressort l’armure, on brandit l’épée et galopant sur notre fidèle destrier, on se met en route pour la sauver. Au bout de la quatrième fois où je me suis surprise à revivre ce même schéma, cette question est venue me heurter en pleine face : est-ce qu’ enfin, j’étais vraiment en train de vivre pour moi lors de ces jours heureux ? Ou simplement de subir à nouveau, sans même ne plus m’en rendre compte, le tictac assourdissant des aiguilles ? J’ai compris alors que je serai toujours un Sauveur. Toujours accro. Cela fait partie de moi. Mais je peux me désintoxiquer. M’abstenir de sauver.
Sauveur abstinent
Je m’appelle Kyra, c’est faux, j’exerce mon droit à l’anonymat. C’est le seul mensonge que vous lirez ici. Je suis un Sauveur abstinent. Un chevalier blanc qui ne porte plus son armure, qui a renoncé à son épée, libéré son fidèle destrier. J’ai compris que je construisais mes relations de manière malsaine afin de nourrir le Sauveur né en moi. J’étais un prédateur, non pas en quête de proies à torturer, mais à la recherche de victimes à sauver. Et avec elles, je voulais réussir là où j’avais échoué avec ma mère. Mais c’est fini tout ça. Je n’essaie plus de la sauver. Ce n’est pas ma responsabilité. Ce n’est pas de ma faute. Je ne suis pas coupable. Moi, je n’ai rien demandé, mais j’ai quand même fait de mon mieux. J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir. J’ai tendu la main de nombreuses fois, j’ai sincèrement voulu la sauver, l’aider à aller mieux. Mais c’est à elle de s’aider. Tout comme moi, j’ai décidé, un jour, de m’aider. De me sauver moi et de ne plus céder à la tentation de l’armure. Je m’appelle Kyra, vous savez déjà que c’est faux. J’ai 23 ans. Je suis né Objet, j’ai survécu Sauveur, je vis Abstinent.
Le mythe de l’Eldorado – de l’espagnol el dorado autrement dit « le doré » – est une contrée imaginaire d’Amérique du Sud qui déborde d’or. Quand les conquistadors – de l’espagnol toujours « les conquérants » – débarquent sur le continent, ils y croient dur comme fer ! Cette légende se base sur une légende plus ancienne, celles des Cités d’or.
Auteur : Kyra, 23 ans, Bruxelles
Cet article a été écrit lors d’un atelier Scan-R à distance
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