La bombe ou la vie
Maroan est bénévole pour la Croix-Rouge Jeunesse (CRJ) – (1). Lors d’un atelier Scan-R, il a profité de la parole qui lui était offerte pour relayer celle d’un jeune réfugié dont il ne connait même pas le nom.
La bombe
Tout a débuté dans l’ombre d’un obus. L’engin de mort était là, insolent et immobile, prêt à mettre fin à la vie d’un adolescent. Lui, bout d’homme rêveur, n’avait – on s’en doute – aucun intérêt dans cette guerre. Que l’Occident bombarde son bout de terre, il n’en voyait pas les raisons, n’en comprenait pas les causes. Certes, il n’avait pas que des éloges à la bouche mais, face à l’ironie du sort, il s’était résigné. La pauvreté serait sa condition et l’horizon n’inciterait pas son cœur à courir. Mais quand l’obus tomba juste à côté de lui, sans exploser, sans réduire à néant sa petite voix, sans lui clouer le bec, il eut comme une révélation.
Seul
Père et mère dormaient à jamais dans le jardin, sous la terre d’un pays misérable, ils n’étaient plus ses contemporains, juste des souvenirs d’une époque heureuse. Rien ni personne ne le retenait donc sur ces terres arides, il était libéré de tout amour familial. Face à l’obus, face à sa réalité, il comprit alors que son destin pouvait changer. Il comprit que la fatalité n’était pas le dernier chapitre de son roman. Il rêvait d’Europe. Il rêvait de lendemains qui chantent, de repas dignes de ce nom. Il rêvait d’autre chose. Ce sera l’aventure d’une vie. Son meilleur ami avait tenté le coup, il était parti au bras d’un passeur, un de ces brigands du désert. Pourquoi, lui, le mioche ne pourrait-il pas faire de même ?
Vers un monde meilleur ?
Ses petites économies en poche, il alla marchander sa place dans une vieille barque. De la mer, il n’avait entendu que des rumeurs et des bruits de vague. Habillé de toute l’insouciance de sa jeunesse, il ne s’était guère interrogé sur ses talents de nageur. Quand l’optimisme vous habite, l’impossible semble dérisoire. Pour un bout de pain, sans arme, on tuerait Godzilla. Le voilà, ce jeune caillou sans consistance, embarqué dans un périple où seul le danger règne. Il va fuir la mort et les douaniers, les prédateurs et les intempéries. On n’est pas prêt quand on a quinze ans. Rien ne prépare un enfant face au guêpier. On pense être un surhumain, on pense être une anomalie de l’histoire. En réalité, on n’est rien de plus qu’un gamin aveuglé par le champ des possibles. Durant l’aventure, la faim et la fin naviguaient à ses côtés. Il priait le ciel et le dieu qui y résidait. Il priait pour atteindre le marché du travail, l’opulence européenne. Il priait comme un prêtre agonisant. Deux semaines dans la clandestinité, deux semaines au bord du gouffre, il ne perdait jamais confiance. Père et mère l’observaient et l’encourageaient, il entendait leurs murmures.
Mourir ?
Ce n’était pas une croisière, il n’avait pas le luxe de lambiner car tout allait vite. Un bébé qui hurle, un gilet de sauvetage crevé et l’eau qui s’infiltre, ce n’était pas une croisière. Comment croire que le destin est favorable, que les vents soufflent du bon côté quand la mort guette entre les fissures d’une piètre embarcation en bois ? La flotte, il la voyait jusque dans ses cauchemars éveillés. Un môme qui se noie est un drame chez nous, là-bas c’est une banalité affligeante. Ça a débuté comme ça et cela finirait aussi comme ça, dans l’oubli d’un océan colérique et l’indifférence du monde. L’espoir s’effrite, ses miettes vous glissent entre les doigts et l’Europe semble s’éloigner. Il écoutait le bruit d’un moteur, se disait que, peut-être, sa décision n’était pas la bonne. La témérité ne paie pas, elle vole. L’obus ou la noyade, ce n’était plus qu’une question de point de vue.
Sauvé ?
Soudain, le capitaine de l’embarcation pointe au loin et du doigt une tache noire, c’était leur salut, le sol espagnol. Le gamin s’approchait d’une éventualité heureuse. Son dieu, là-haut, perché sur ses nuages, ne l’avait pas oublié. L’histoire continuerait pour lui, il allait l’écrire à l’encre rouge.
Sa vie et la mienne
Cette histoire, c’est un ado que j’ai croisé dans la file qui menait à la distribution alimentaire, qui me l’a racontée. J’étais bénévole pour les aider, il était en attente. Il attendait son sachet de nourriture et le droit de passer en Angleterre. Allez comprendre pourquoi ce pays les attirait tous alors que ces Britishs venaient de divorcer de l’Union européenne. Les méandres de la politique ne rentraient pas dans ses considérations, ce petit voulait juste grignoter le rêve européen. « English … I want to have a job and do my best… » Je ne sais pas si mon anglais était rouillé ou si ce jeune candide était plutôt taciturne, mais la discussion n’alla pas plus loin. J’ose imaginer que sa pudeur lui refuse de se déshabiller face à un inconnu, quand bien même cet inconnu porterait une chasuble de bénévole. Je le croisais la semaine suivante, il était plus loquace. « In Libya … boum boum … a lot of gun and dead people … » Son récit était saccadé et glaçant. Nous avons échangé quatre fois, il se livrait comme un cerisier japonais, de façon éphémère. Je devais recoller les morceaux d’une vie déchiquetée tout en faisant mon boulot. Je ne pouvais concevoir un parcours aussi tumultueux. Je n’étais passé que par des déceptions amoureuses et le stress des examens. Aucune comparaison, aucun lien. J’avais honte de mon roman personnel, si confortable et prévisible. Lui, sans être demandeur, survivait entre les rebondissements du sort et la misère du monde. Je voulais l’aider, lui permettre d’aller plus vite dans la file, mais ce n’était pas chose aisée. Cette file était une mosaïque d’infortunes et de nécessités. Peut-être que son histoire ne valait pas celle du vieillard devant lui, celle de la jeune mère derrière. J’avais des consignes et je devais obéir. C’est ça aussi être bénévole. Se rendre compte que l’altruisme est, lui aussi, réglé.