Quand je vois des petites filles courir et crier, si libres et fières, je pense à chaque fois à la célèbre phrase de Simone de Beauvoir: “On ne nait pas femme, on le devient”. Ces enfants ne sont pas encore des femmes, elles le seront un jour car elles vivent dans un monde qui les construira en tant que telles, et ça me brise le cœur d’imaginer toute la violence qui les attend. Car moi, comme les autres, je le suis devenue par la violence.

Premièrement, la violence physique. J’y ai échappé, mais je n’ai pas échappé à sa menace constante. «Ne sors pas seule le soir, il pourrait t’arriver quelque chose». Je l’entends presque tous les jours, souvent de femmes qui le disent par bienveillance, mais qui renforcent cette peur constante. « Donne-moi, son prénom, son nom et l’adresse du lieu de rendez-vous avant d’y aller ». Entre nous, on essaye de se protéger les unes les autres. On a entendu assez d’histoires de rendez-vous qui tournent mal. « Pourquoi tu ne l’as pas quitté ? », balancé avec mépris par un garçon quand quelqu’un lui a confié avoir été frappée par son copain.Le message est clair : Ne te fais pas agresser. C’est ta responsabilité et tu dois faire attention.

Il y a aussi la violence verbale. Les insultes. Dites par des inconnus dans la rue ; par des potes, mais ça va, c’était juste une vanne ; par des mecs qui veulent me payer un verre et qui ne supportent pas un refus ; par un ex-copain pour qui j’avais refusé de cuisiner un repas; par un prof même, qui m’a dit que si je ratais son cours je pouvais toujours devenir strip-teaseuse. Toutes ces fois, c’est parce que j’étais sortie de mon rôle. J’avais dit non, j’agissais comme si j’étais libre et tous ces hommes ont ressenti le besoin de me remettre à ma place de femme.

Quand j’étais ado, je ne me maquillais pas et je ne me coiffais jamais. On me faisait souvent la remarque, c’était banal, c’était anodin. Parfois, ça me mettait mal à l’aise, mais, malgré ça, je n’arrivais pas à me forcer à me lever plus tôt pour me faire belle. Je ne comprenais pas pourquoi, mais, maintenant, je le sais : je résistais. Je l’ai fait, jusqu’à ce qu’une pression insidieuse, une faille interne me fasse céder.

Parce qu’il y a encore un autre type de violence : une violence qui vit en soi. À un moment, on devient son propre martyriseur. On se surveille soi-même.

Ça commence avec la honte. On s’est tellement moqué de ma faiblesse physique, et on m’a tellement répété que c’est normal, les filles sont moins fortes, que j’ai, de moi-même, arrêté d’essayer de faire du sport : j’avais trop honte. On m’a tellement regardé, scruté avec lubricité que j’ai changé ma manière de m’habiller : j’avais honte de me sentir comme une proie. On finit par se contrôler soi-même, on n’a plus besoin de nous imposer des choses. Peut-être que si on regarde assez de films romantiques dans lesquels les hommes sont jaloux, on désire un homme qui nous contrôlera. Peut-être que si on nous répète assez qu’il faut être belle, et qu’un corps beau est un corps mince, alors on se contraint à des restrictions et on épuise notre énergie à essayer de perdre du poids. Peut-être que si on nous ignore assez en parlant de certains métiers, on ne réalisera même pas les possibilités que l’on a, et on continuera à être globalement moins payées, voire à travailler gratuitement en prenant toute la charge du travail domestique.

La violence devient symbolique, et on baisse les yeux et on a les joues rouges de honte. On devient une femme.

Tout ça est un poids énorme. Je voudrais que les petites filles restent libres pour toujours, même si, je le sais, elles pressentent sûrement déjà le poids de ces violences.  Qu’est-ce que je peux leur dire par rapport à tout ça ?

Il faut parler de ses expériences, car c’est comme ça qu’on combat la honte. Il faut se rendre compte qu’un monde différent existe, un monde libéré de ce système, un monde où le rôle de femme n’a plus de sens, pour que personne n’y soit enfermé. Ce monde est possible, et c’est à nous de le créer.

A écouter aussi en podcast ici

Auteure : Olivia, 20 ans, Liège

CET ARTICLE A ÉTÉ PRODUIT LORS D’UN ATELIER SCAN-R.

Et d’autres récits

Dialogue pas si absurde

- Et si demain je changeais ?- Changer quoi ?- Et bien je sais pas moi, si demain je m’éloignais et si je changeais de pays ?- Je serais sûrement nostalgique- Ah, et si je changeais de bijoux ?- Je...

Les petits avis, episode 74

Dès le départ, Scan-R essaye de valoriser la parole de chacune et de chacun ! Parmi les textes que nous recevons, certains sont trop brefs pour faire l’objet d’un post, nous les rassemblons donc...

Relativiser

J’aimerais apprendre à relativiser. Les pensées sont très présentes dans mon quotidien. Parfois c’est un flot continu sans que cela ne me dérange. Parfois mes pensées sont en boucle. Lorsque c’est...

Nos compagnons de vie

J’aimerais apprendre à avoir moins peur, c’est une vision un peu pessimiste du problème peut-être. Je parle d’une chose que j’aimerais voir diminuer, s’atténuer, voire, disparaître. On pourrait...

Masque de pierre

Alors que tu avais disparuJ’observais les motifs de la pierreUne sensation de déjà-vuLe cœur tranché par le verre Les masques sont tombésEmportant tout sur leur passageL’image que je m’étais...

La peur du rien

J’ai toujours eu peur du rien. Du rien scientifique ou du rien émotionnel. Le fait que rien ne peut exister mais que l’absence absolue puisse être ravivée. Qu’il n’y ait rien du tout car un jour, il...

J’aimerais apprendre apprendre à me contrôler

J’aimerais apprendre à me contrôlerQuand j’ouvre ma bouche, je ne fais que des blessuresJe me noie dans mes personnalitésComme si je n’avais jamais su qui j’étais J’essaie de changer, de...

Passer de la survie au plaisir de vivre

J’aimerais avoir le temps de vivre et non pas être condamnée à survivre. Je ne veux pas me réveiller tous les matins, faire un travail qui, s’il n’avait pas été une question de nécessité, aurait pu...

Pleurer pour rien

« Tu pleures pour rien »Je l’ai si souvent entendueEt aujourd’hui je ne pleure plusDu moins, pas devant quelqu’un Cette phrase est un mauvais sortQu’on lance à ceux qui ressentiraient trop, qui...

Ces projets qui nous sauvent

Beaucoup valent la complexité, le travail acharné, le manque de temps dans l’élaboration de projets. Mes projets, ma bulle d’air. Je m’évade quand j’élabore mes projets, j’ai la tête dans les nuages...