Cela vous est déjà arrivé à vous de regarder par la fenêtre de la voiture et de voir passer à toutes vitesse les rangées d’arbres qui longent l’autoroute ? Yeux fixés sur un tableau trouble à s’en donner des maux de tête ? Moi oui. J’étais un garçon comme les autres. Ou presque. Assis à l’arrière de l’habitacle, je scrutais les arbustes le jour, les lumières des lampadaires la nuit. Je comptais en tapotant sur mes petits genoux. Un, deux, trois. Tap, tap, tap. J’en ratais souvent. Et mon âme de perfectionniste déjà bien présente, je recommençais. Un, deux, trois. Tap, tap, tap. Un petit garçon rêveur, ou distrait, disait-on souvent. Alors que le comptage intempestif reprenait, mes parents continuaient de parler fort à l’avant de la voiture, de crier, et moi, je me retirais dans ma petite bulle feutrée. Un, deux, trois. Tap, tap, tap.

Les garçons ne sont pas censés être calme et posés, et cela, je l’avais appris bien avant. Alors que les garçons devaient se bagarrer, les filles devaient jouer à la poupée. Ce ne sont pas vraiment des règles explicites, mais on les apprend tout de même. Mais les enfants comme moi, où fallait-il les ranger ? Dans quelles catégories les faire entrer ? Je passais des heures à rêvasser, assis dans mon coin, à imaginer les plus folles histoires qui mêlaient à la fois les fées et les chevaliers. Un entre-deux, en fait. Un interstice dans lequel je me complaisais mais qui, pour d’autres semblait bizarre et inadapté.

S’évader dans l’imagination, c’est sans doute l’une des choses qui à la fois m’excluait et me permettait de survivre dans un monde qui ne me correspondait pas. Avec le temps, pour sûr, on apprend à vivre dans le monde réel, avec ses injustices, ses injonctions, ses incohérences et ses contradictions. On apprend à vivre. Et on apprend à s’évader au moment opportun. Là, par exemple, je vous écris. D’une certaine manière, vous aussi vous évadez. Vous me lisez. Vous m’écoutez. Mais je sais qu’après ceci, nous reprendrons nos vies alors que d’autres enfants continuent de regarder les arbres passer et à se faire appeler « garçons manqués » et « pédés ». Quand offrira-t-on plus de possibilités dans l’éducation. Bleu ou rose, ça n’a pas de sens quand on sait que mille et une autres couleurs existent sur le spectre.

« Pédé », « tarlouze », « femelette ». Ces mots résonnent encore en moi, une marque indélébile de mes années passées au collège. Il semblerait que les professeur.es aussi soient distraits parce qu’ils ne semblaient pas les entendre. Moi, stratégie typique. Je comptais. Un, deux, trois. Tap, tap, tap. Dans les vestiaires aussi. Regarder tout, absolument tout sauf les autres garçons. Pas que j’en ai particulièrement envie, non. Mais pour bien prouver que j’en ai pas envie. Stratégie d’évitement. Un « rêveur ». Le plafond, les chaussures nauséabondes, les chaussettes sales, les casiers. Mais ne pas regarder, ne surtout pas regarder le mec en face qui te regarde du coin de l’œil. Il attend. Tu es une proie et la seconde même où tu poseras ton regard dans le sien, tu sais qu’il répètera à tout le monde que tu le mates. En fait, même si tu ne le regardes pas, malgré ton entraînement acharné et ta maîtrise de l’évitement de regard, il finira par le dire quand même.
Regarder ailleurs, rêver, se retirer. Nous sommes entraîné.es quotidiennement, nous les invisibles, les invisibilisé.es. A force d’avoir vu sa visibilité insultée, battue ou délégitimée, nous nous retirons dans des mondes écrits, peints ou parlés où vous ne pouvez plus nous trouver. Il y a aussi tant de personnes « distraites », celles qui ne veulent pas voir. Et puis, quand on est ensemble, on revient. Et là, nous ne sommes plus distraits. Toujours rêveurs, rêveuses, parce que l’on désire un monde meilleur. Depuis notre enfance, on regarde par les fenêtres, on se retire dans les chaussettes sales pour mieux préparer notre retour. Nous sommes là. Tap, tap, tap. Nous sommes là.

Auteur : Bastien, 27 ans, Liège

CET ARTICLE A ÉTÉ PRODUIT LORS D’UN ATELIER SCAN-R.

Et d’autres récits

Dialogue pas si absurde

- Et si demain je changeais ?- Changer quoi ?- Et bien je sais pas moi, si demain je m’éloignais et si je changeais de pays ?- Je serais sûrement nostalgique- Ah, et si je changeais de bijoux ?- Je...

Les petits avis, episode 74

Dès le départ, Scan-R essaye de valoriser la parole de chacune et de chacun ! Parmi les textes que nous recevons, certains sont trop brefs pour faire l’objet d’un post, nous les rassemblons donc...

Relativiser

J’aimerais apprendre à relativiser. Les pensées sont très présentes dans mon quotidien. Parfois c’est un flot continu sans que cela ne me dérange. Parfois mes pensées sont en boucle. Lorsque c’est...

Nos compagnons de vie

J’aimerais apprendre à avoir moins peur, c’est une vision un peu pessimiste du problème peut-être. Je parle d’une chose que j’aimerais voir diminuer, s’atténuer, voire, disparaître. On pourrait...

Masque de pierre

Alors que tu avais disparuJ’observais les motifs de la pierreUne sensation de déjà-vuLe cœur tranché par le verre Les masques sont tombésEmportant tout sur leur passageL’image que je m’étais...

La peur du rien

J’ai toujours eu peur du rien. Du rien scientifique ou du rien émotionnel. Le fait que rien ne peut exister mais que l’absence absolue puisse être ravivée. Qu’il n’y ait rien du tout car un jour, il...

J’aimerais apprendre apprendre à me contrôler

J’aimerais apprendre à me contrôlerQuand j’ouvre ma bouche, je ne fais que des blessuresJe me noie dans mes personnalitésComme si je n’avais jamais su qui j’étais J’essaie de changer, de...

Passer de la survie au plaisir de vivre

J’aimerais avoir le temps de vivre et non pas être condamnée à survivre. Je ne veux pas me réveiller tous les matins, faire un travail qui, s’il n’avait pas été une question de nécessité, aurait pu...

Pleurer pour rien

« Tu pleures pour rien »Je l’ai si souvent entendueEt aujourd’hui je ne pleure plusDu moins, pas devant quelqu’un Cette phrase est un mauvais sortQu’on lance à ceux qui ressentiraient trop, qui...

Ces projets qui nous sauvent

Beaucoup valent la complexité, le travail acharné, le manque de temps dans l’élaboration de projets. Mes projets, ma bulle d’air. Je m’évade quand j’élabore mes projets, j’ai la tête dans les nuages...